Apollos Dan Thé est vice-président du Front populaire ivoirien (FPI) chargé de l’économie internationale, de la mondialisation et des politiques d’intégration. Cet expert a été mandaté pour analyser la liste électorale provisoire de 2024, remise aux partis politiques par la Commission électorale indépendante (CEI), le 17 mars 2025. Suite à sa conférence de presse le samedi 29 mars 2025, l’IA l’a interrogé.
Quelle est, selon vous, la liste électorale la plus fiable, de 2010 à aujourd’hui ?
Tout dépend de comment on définit la fiabilité, de quelle mesure on utilise. Si on définit la fiabilité de la liste électorale comme étant la liste qui a le moins d’anomalies et qui est le moins manipulée, c’est-à-dire une gouvernance plus transparente et rigoureuse, alors de 2010 à 2024 on peut dire que celle de 2010 avait des anomalies, mais elle était peut être moins manipulée, elle avait une meilleure gouvernance compte tenu des regards sur la CEI de l’époque qui était très surveillée, parce que moins déséquilibrée, et aussi compte tenu des regards des partenaires et observateurs internationaux. Après 2010, la CEI est devenue moins surveillée parce que totalement dominée par le pouvoir RHDP, sans surveillance internationale, et tout ce qui s’y passe est inconnu du public. La gouvernance a régressé. On constate seulement des mouvements bizarres, curieux et irrationnels sur la liste électorale d’année en année et aussi en même temps, une plus grande caporalisation du pouvoir sur la CEI. Au final, je dirai que la liste de 2010 était la moins problématique, mais elle avait aussi ses nombreuses insuffisances.
Si on retient que la liste de 2010 est fiable, et reste acceptable et crédible, au regard du contexte dans lequel elle a été élaborée, n’est-ce pas sur les 3 millions d’inscrits après 2010, qu’il faut faire un audit ?
N’allons pas trop vite en besogne. Oui, la liste de 2010 est la moins problématique en comparaison aux autres listes, mais je ne dirai pas qu’elle était crédible, pas du tout. Mais, elle a été acceptée comme elle était, avec ses nombreuses insuffisances imposées par les accords politiques pour sortir de la crise. Les yeux ont été fermés sur certaines violations du Code électoral en 2010 pour contenter ceux qui avaient pris les armes et leurs soutiens politiques. Mais depuis lors, la situation ne s’est guère améliorée et nous sommes allés de mal en pis avec une liste électorale qui a continué à évoluer dans un flou, en s’éloignant de plus en plus de la loi. Si on doit faire un audit de la liste électorale, c’est un audit complet pour faire un état des lieux, et ensuite l’audit pourrait faire des recommandations pour les différentes catégories de problèmes, en tenant compte entre autres, des accords politiques passés, dans la mesure où ils ont donné des droits acquis ou qu’ils restent applicables. Mais de toute évidence, les nouvelles inscriptions sur les listes post 2010 ne devraient pas se justifier par des accords politiques antérieurs.
Sur ces 3 millions, il y a plus de 700 mille nouveaux inscrits en 2024. S’il y a des cas irréguliers sur les 8, 7 millions d’électeurs qui figurent sur la liste électorale provisoire remise par la CEI aux partis politiques, quand et comment atteindrons-nous 12 millions d’inscrits pour l’élection présidentielle d’octobre 2025 ?
Le nombre de 12 millions a été donné par la CEI comme étant leur estimation des Ivoiriens en âge de voter. Si on retranche les 8 millions déjà sur la liste électorale, alors il y a 4 millions à peu près de potentiels électeurs qui ne sont pas encore inscrits, grosso modo, c’est ce que dit la CEI. Mais, le constat est que la CEI peine à faire enrôler ces électeurs cibles, et avec les insuffisances qu’il y a, même avec les 8 millions inscrits, si on veut être très rigoureux et enlever de la liste ceux qui n’y ont pas été inscrits conformément aux exigences légales, notamment selon l’article 7 du Code électoral, on va encore reculer et donc pour atteindre les 12 millions ça prendra du temps. Mais l’objectif n’est pas de faire un travail bâclé juste parce qu’il faut atteindre 12 millions d’électeurs ! Il faut plutôt faire un bon travail rigoureux et avancer au rythme de ce travail rigoureux. Il vaut mieux avoir une liste électorale propre, crédible et fiable avec le nombre qu’on aura et aller progressivement, que d’avoir une liste cafouillée, bâclée qui ne respecte pas la loi, et qui ne peut pas servir pour des élections crédibles. Il ne faut pas transiger sur la qualité en cherchant la quantité. La qualité des électeurs est plus importante que la quantité. Mieux, on sait où se trouvent ces électeurs qu’on cherche à capter. La CEI sait très bien les zones dans lesquelles la progression est faible sur la liste électorale. Si elle veut capter les électeurs, c’est dans ces zones qu’il faut aller et faciliter l’obtention des documents administratifs nécessaires. Mais, si le système est fait de telle sorte que les centres administratifs sont éloignés dans les zones rurales et que pour obtenir tous les papiers il y a des goulots d’étranglement à dessein pour ralentir les inscriptions et maintenir les populations en dehors de la liste électorale, il ne faudrait pas s’étonner que la liste n’aille pas vite vers les 12 millions.
Quels commentaires faites-vous du cas de certaines personnes pouvant naître d’un père inconnu avec la mention “ND” sur l’extrait de naissance ?
Je pense qu’il y a des cas où effectivement, des mentions peuvent manquer dans leurs documents administratifs sans que cela soit frauduleux. C’est pour cela qu’un audit indépendant est nécessaire pour établir les différentes catégories de problèmes et faire les recommandations adéquates.
Comment pouvez-vous expliquer la violation présumée de l’article 7 du Code électoral ?
La violation de l’article 7 du Code électoral que nous avons observée dans notre analyse n’est pas présumée, elle est factuelle ! L’article 7 dit que pour s’inscrire sur la liste électorale, il faut donner un certain nombre d’informations. Les personnes qui n’ont pas donné toutes les informations requises sont sur la liste électorale. C’est une violation. Qu’est-ce que j’en pense ? Je pense que cela ne devrait pas être le cas. Cela ne devrait plus être accepté. Parce que cela nous éloigne de la loi. Or quand on s’éloigne de la loi, c’est l’anarchie, le désordre, et on va tout droit dans des crises. La Côte d’Ivoire est un pays majeur qui doit aller vers la bonne gouvernance dans son administration et donc laisser la liste électorale se dégrader d’année en année au vu et au su de tout le monde, ça serait aller à contre-courant des aspirations et ambitions de modernité. On n’a pas d’autre choix que de commencer à être rigoureux, on ne peut rien faire de bon dans le désordre et la tricherie. Il faut que ce pays quitte les raccourcis pour prendre le chemin de la rigueur, du professionnalisme dans tout ce qu’on fait.
Êtes-vous au courant de la circulaire de 2009 signée par Guillaume Soro demandant d’enrôler les personnes ne pouvant pas faire renseigner les noms du père et de la mère ?
Il y a eu des accords politiques avant 2010 et il y’a eu beaucoup de raccourcis qui ont été pris pour sortir de la crise. Tout cela est terminé, il faut revenir à la loi, au respect des textes. On gouverne pour aujourd’hui et le futur et non pour le passé.
Quels sont les enjeux lorsque vous dites qu’il y a 2 à 6 millions de cas irréguliers sur 8, 7 millions inscrits ? Est-ce à dire que la liste de 2010 qui n’a pas posé de problèmes à l’époque, entre dans le champ de la suspicion ?
Je crois avoir déjà répondu à cette question. On n’est plus au niveau de la liste de 2010, nous sommes en 2024. Au risque de me répéter, tous les cas irréguliers sur la liste de 2024 doivent être passés en revue par un audit indépendant, et après, des recommandations seront faites selon les catégories de problèmes.
Il y a une dizaine d’éléments d’identification des électeurs, selon l’article 7 du Code électoral. Est-il écrit explicitement et expressément que le non-respect de l’une des mentions vaut exclusion ou radiation de la liste électorale ? Les autres ont-ils tort de ne pas penser la même chose ?
L’article 7 donne plusieurs éléments d’identification qui représentent plusieurs niveaux d’information de telle sorte à établir l’identité de l’électeur sans le moindre doute, sinon à réduire le doute sur l’identité à un niveau insignifiant. C’est cela l’esprit du législateur selon moi. Ce sont donc des éléments cumulatifs et non au choix. Sinon si c’était au choix et que chaque électeur avait le choix de donner un seul élément d’information, cela ne suffirait pas pour établir son identité et de manière unique. Donc pour nous, c’est clair que toutes les informations listées dans l’article 7 sont un ensemble indissociable. Maintenant, vous demandez si la loi dit explicitement que si un seul élément manque c’est la radiation ? Je dirai que la loi le dit clairement, en l’article 12 du Code électoral, qui dit qu’on peut demander la radiation d’un électeur indûment inscrit sur la liste électorale. Tout dépend donc de comment on interprète le “indûment inscrit”. Pour moi, toute inscription qui ne respecte pas l’article 7 est indûment faite. Or, comme je l’ai dit, les conditions énumérées dans l’article 7 sont un ensemble et si un seul élément manque, l’ensemble n’est plus complet. Bien sûr, des personnes peuvent faire une autre interprétation de la loi, mais étant donné qu’il n’y a rien dans la loi qui donne une classification entre éléments prioritaires sur d’autres dans l’article 7, je ne vois pas comment on peut dire quel élément dont l’absence peut être tolérée et quel autre dont l’absence ne peut pas être tolérée. Le code électoral ne dit pas expressément qu’il faut radier l’inscrit qui ne remplit pas toutes les mentions. Qu’est-ce que vous appelez expressément ? L’article 12 est clair, toute inscription faite indûment peut être contestée en radiation.
Au-delà des interprétations, ne pensez-vous pas qu’il y a lieu de faire un Code électoral plus clair, qui ne donne pas lieu à des interprétations, puisque demain, en cas de changement de régime, les mêmes problèmes peuvent se poser en l’absence de dispositions très claires ? Pareil pour la révision annuelle de la liste électorale. En l’absence de date et de précision spécifique pour l’élection présidentielle, une absence de révision de la liste électorale avant cette élection présidentielle est-elle une violation de la loi ?
Oui, on est d’accord sur ce point. Notre Code électoral doit être amélioré, en plusieurs endroits. Mais cela est normal, aucune loi n’est forgée dans du marbre, tout est améliorable. Mais pour le moment, il s’agit de respecter la loi qui est en vigueur. Mais, il y a toujours la capacité d’aller à un dialogue politique pour faire des consensus qui seront adoptés par le Parlement pour parer au plus urgent, en attendant d’être en position d’une révision de la loi en profondeur. Donc tout n’est jamais catégorique ni inflexible. Le pays à besoin d’un dialogue politique pour dégager un consensus sur les questions qui divisent.
Le code électoral parle d’omis. Que doit-on entendre par omis ?
Vous voulez parler de la partie de l’article 12 qui dit que tout électeur inscrit sur la liste de la circonscription électorale peut réclamer l’inscription d’une personne omise ? Je pense que c’est une disposition qui donne la latitude à tout électeur de poser le problème de toute personne qui est omise volontairement ou involontairement. Par exemple, cette disposition peut être utilisée par tout électeur pour demander l’inscription du président Gbagbo, de Charles Blé Goudé et Soro Guillaume. Après, le Code électoral ne dit pas quelle sera la suite qui sera réservée à cette demande. D’ailleurs, je pense que si un dialogue politique est ouvert, la question de leur admission sur la liste électorale devra être au menu.
Pour terminer, quel est votre message à la Commission électorale indépendante et aux acteurs politiques ivoiriens ?
Mon message à la CEI est ceci. La CEI ne doit pas se sentir attaquée quand on dénonce les anomalies de la liste électorale. C’est une liste électorale de la Côte d’Ivoire, notre pays à nous tous, et c’est un travail collectif. Les hommes et femmes qui sont à la CEI sont sûrement conscients que l’état de la liste électorale n’est pas radieux, ils le disent eux aussi. Il s’agit donc de trouver ensemble des solutions pour avancer. Que la CEI ne se mette pas dans une posture de tribu assiégée pour refuser catégoriquement toute proposition qui est faite. À la classe politique ivoirienne, je dirai que nous avons un défi commun, celui de continuer la modernisation administrative et politique de notre pays en matière d’élections et il faut qu’on soit tous conscients de cela. Les postures de chapelles politiques ne doivent pas nous rendre complices de situations préjudiciables à notre pays. Nous avons le système électoral le plus faible de l’Afrique de l’Ouest, alors que nous sommes l’une des locomotives économiques. C’est une anomalie à corriger. La politique partisane d’accord, mais l’intérêt national d’abord.
Propos recueillis par Olivier Dion
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